Plus qu'une sensation, la douleur est une perception
- Cécile Charbonnel

- 1 juil. 2021
- 5 min de lecture

Cet article est la traduction d'une interview avec le Docteur Beverly Thorn, psychologue de la douleur, paru dans RELIEF, site publié par l'Association Internationale pour l'Étude de la Douleur.
Professeur émérite de psychologie à l'Université d'Alabama depuis 30 ans, ses recherches se sont centrées sur l'intérêt des Thérapies Cognitivo-Comportementales (TCC) dans la douleur chronique. À la retraite depuis 2016, elle est restée activement impliquée dans la diffusion et la mise en place de programmes de TCC pour les populations en difficulté et à faible revenu. Elle forme également les soignants dans la gestion de la douleur et intervient en tant que consultante sur des programmes de recherches fédéraux.
Elle évoque dans cet article les filtres de la perception douloureuse, les raisons pour lesquelles les TCC sont un élément important de l'approche interdisciplinaire de la gestion de la douleur, et comment les experts en éducation de la douleur peuvent aider les patients à mieux comprendre le rôle du cerveau dans la douleur.
Les preuves empiriques soutiennent le modèle bio-psycho-social de la douleur {l'idée que la douleur a des composantes biologiques, psychologiques et sociales}. Qu'est-ce que cela signifie pour le traitement de la douleur chronique ?
Cela signifie que nous devons nous éloigner d'une approche purement biomédicale du traitement de la sensation douloureuse - parce que la douleur n'est pas vraiment une sensation. C'est une perception. Lorsque vous pensez à la douleur comme une perception, vous devez vous intéresser à ce que fait le cerveau.

Le cerveau n'est pas le récepteur passif d'une information sensorielle ; l'information sensorielle passe à travers toutes sortes de filtres, y compris la mémoire des expériences passées, les expériences que votre famille a eues, ce que vous avez observé, votre état émotionnel, ce que vous vous dites à propos de la douleur. Il y a là de quoi influencer ce que vous finissez par percevoir.
Donc si nous ne faisons que découper le phénomène purement sensoriel associé à la douleur, nous ne pourrons jamais la traiter efficacement. Pourtant, ironiquement, c'est ce que nous continuons à faire, parce que c'est ce que le système de santé reconnaît et rembourse.
Quelles sont les plus grandes idées reçues concernant les interventions qui ciblent ces filtres - les traitements centrés sur les facteurs bio-psycho-sociaux de l'expérience douloureuse ?
La principale idée reçue est que, quand vous portez attention au modèle bio-psycho-social de la douleur, les personnes pensent que vous leur dites que leur douleur est dans leur tête. J'entends cela tout le temps : "Mon docteur m'a envoyé voir une psychologue parce qu'il ne croit pas que ma douleur est réelle."

Avant ma retraite, lorsque je voyais des patients pour la gestion de la douleur, je devais leur dire que, en un sens, leur douleur est dans leur tête parce qu'elle est dans le cerveau. Cela ne veut pas dire qu'elle n'est pas réelle. C'est une vraie douleur, mais là où vous la ressentez, où vous la percevez, c'est en fait dans votre cerveau, pas dans votre dos ou votre genou.
Puis on prenait le temps d'évoquer comment le cerveau traite réellement l'information douloureuse. Ce qui permet d'expliquer pourquoi nous devons réellement plonger dans nos émotions, nos pensées, nos expériences, et d'autres facteurs pour pouvoir approcher cette perception holistique.
Nous n'ignorons pas les composantes organiques. Oui, vous vous êtes cassé la jambe et cela n'a pas guéri correctement. Oui, vous avez une douleur chronique associée à ce dommage tissulaire. Mais ce n'est pas tout. Si l'on casse votre jambe pour la remettre, on va réparer la pathologie tissulaire, mais quand l'information sensorielle passe à travers ces filtres, cela ne suffira peut-être pas à gérer la douleur.
Nous devons faire plus que juste nous occuper du dommage tissulaire car la douleur, bien souvent, est bien plus que cela.
Comment les Thérapies Cognitivo-Comportementales (TCC) peuvent-elles aider ?

Les TCC sont efficaces dans une approche interdisciplinaire de la gestion de la douleur. Dans la douleur chronique, avec une seule approche, nous avons une efficacité modérée. C'est bien, et les TCC, par exemple, ont un effet durable en elles-mêmes. Mais si nous pouvons associer une TCC avec une autre intervention, cela fonctionne encore mieux.
Dans les années 80, nous avions des programmes de gestion de la douleur où une équipe interdisciplinaire travaillait de concert sur un dommage tissulaire avec physiothérapie, rééducation et TCC pour n'en nommer que quelques-uns. Les résultats de ces programmes n'étaient pas modérément positifs - ils étaient très positifs. Nous avons très peu de programme interdisciplinaire aujourd'hui, non parce que ça ne marche pas, mais parce qu'ils sont coûteux et que les compagnies d'assurances ne sont pas vraiment motivée pour les rembourser alors qu'elles peuvent simplement payer un médicament.
Mais vous demandiez comment les TCC peuvent aider.
Une des raisons de leur efficacité est qu'elles valident le patient dans la reconnaissance de la réalité de sa douleur - qu'il n'est pas "fou" ou en train de simuler. Le cerveau a juste un problème que nous pouvons gérer de manières différentes.

D'abord en reconnaissant ce que vous vous dites, et comment nous pouvons influencer vos ressentis et vos comportements. Nous travaillons pour interrompre le cycle des pensées négatives inconscientes, ou même préconscientes, qui traversent en permanence notre esprit.
Quand des choses difficiles arrivent, ces images négatives tournent en boucle. Il existe des exercices vous permettant de devenir plus conscient de ces pensées pour les gérer efficacement.
Les TCC sont également très efficaces en groupes car elles aident les personnes douloureuses chroniques à réaliser qu'elles ne sont pas seules. De manière universelle, c'est une des premières choses que disent ces personnes à un thérapeute : "Je pensais que j'étais seul à gérer des choses comme ça." Savoir que vous n'êtes pas seul c'est beaucoup.
De plus, il faut reconnaître que la plupart des gens ne savent pas comment le cerveau gère la douleur. C'est une pièce importante du puzzle qui doit être prise en compte. (...)
Comment peut-on mettre en oeuvre plus d'interdisciplinarité ?
L'éducation médicale s'améliore en aidant les médecins à comprendre un peu mieux le modèle bio-psycho-social. Mais nous continuons à tout compartimenter. Les médecins ont tendance à dire : "Okay, si c'est psychologique, je vous envoie vers quelqu'un d'autre." Nous ratons l'opportunité de consulter et interagir avec les autres médecins et psychologues pour mettre en oeuvre des interventions interdisciplinaires dont nous connaissons l'efficacité.
Comment améliorer la composante éducative ?

Les étudiants en médecine ont désormais accès au modèle bio-psycho-social de la douleur. Ils savent ce que c'est, mais on ne leur enseigne pas comment l'intégrer dans leur pratique, pas plus qu'ils n'ont le sentiment d'avoir le temps de le faire. C'est en partie dû à la manière dont on enseigne la médecine. Aujourd'hui, vous avez une formation générale, puis vous allez en spécialité.
Dès que vous commencez à vous spécialiser, on vous enseigne ce que vous devez savoir pour cette pratique spécifique, et vous n'avez pas d'intérêt à chercher au-delà de ces compétences pour aller vers une gestion plus intégrative, plus interactive de la douleur.
Bien sûr, je fais des généralités ici, car je connais beaucoup de médecins et de chirurgiens qui sont très réceptifs aux TCC ainsi qu'à d'autres formes de traitements. Mais de manière générale, nous restons vraiment cloisonnés dans nos silos, ce qui est problématique.
D'une certaine manière nous sommes toujours au Moyen-âge dans le développement d'interventions efficaces.
Alors si j'étais reine et que j'aie le pouvoir de faire des changements, je dirais qu'il faut des spécialistes en éducation de la douleur dans tous les cabinets médicaux.
De cette manière, les patients pourraient venir voir le médecin, qui gèrerait le dommage tissulaire, mais il y aurait également quelqu'un pour apprendre au patient comment le cerveau traite la douleur, et ce qu'il peut mettre en place pour mieux la gérer.
Références :



Commentaires